Jacob Berger
La danse des pères
entretien avec Jacob Berger
par Elisabeth Lequeret
Jacob Berger, fils de John Berger, jouait auprès de Jean-Louis Trintignant le jeune aspirant cinéaste de la Vallée fantôme, en 1987. Il est depuis devenu réalisateur, avec entre-autres « Aime ton père » (2002) et « Une journée » (2006). Il a réalisé en 2010, à l’occasion de l’hommage rendu à Alain Tanner par le Festival del film Locarno, un court portrait du cinéaste, « Je pense à Alain Tanner ».
Mon père, John Berger, a été le scénariste de Tanner pour La Salamandre, Le Milieu du monde et Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000. C’est à Tanner que je dois ma véritable première expérience de cinéma : la dernière scène du Retour d’Afrique a été tournée dans notre salon, à Meyrin, dans la banlieue de Genève. Même si c’était une petite équipe (François Marthouret, Renato Berta à la caméra, l’ingénieur du son), ça m’avait marqué car il y avait les panneaux « Attention, tournage », les « Silence ! », toute la mythologie du cinéma…
L’espace d’une prise, le cinéaste est l’ordonnateur du monde, ou tout au moins du monde tel qu’il apparaît dans le cadre, un deus ex machina qui prend le pouvoir sur le réel. Pour moi, c’était une réparation de la faiblesse que je sentais le reste du temps, une chose à laquelle il me semblait falloir aspirer. Je devais avoir 8, 9 ans et c’est sans doute la première fois que je me suis dit : « Je ferai du cinéma. »
Après Jonas, Tanner faisait partie des dix ou des quinze cinéastes les plus célèbres de la planète. Et je voyais comment cela pouvait engendrer de la frustration chez mon père, qui, lui, n’était que le scénariste. En tant qu’enfant, je pouvais sentir cette frustration, d’avoir été si actif et présent lors la conception du film, puis devoir s’effacer. Ensuite, j’ai commencé à vraiment m’intéresser au cinéma. Je me souviens, adolescent, d’avoir été très marqué par Les Années lumière et Dans la ville blanche.
Que lui apportait John Berger ?
Tout ce qu’il percevait – à tort sans doute – comme de la solidité idéologique. Les aphorismes de John (« L’histoire est du boudin »), le thème de l’animalité, cette poésie un peu brutale de l’imaginaire… Je pense que Tanner était très sensible à cet imaginaire. Ça correspondait à son fantasme de construire un film qui soit aussi un acte révolutionnaire et engagé.
Comment se passait leur collaboration ?
Je ne sais pas. Je me souviens des après-midi qu’on passait chez Tanner, dans ce pavillon de la banlieue genevoise, des filles de Tanner : ses filles étaient incroyablement mal élevées, impudentes à souhait et il s’en délectait. Mais je ne savais pas du tout comment se passait leur travail. Ca m’intriguait, d’ailleurs. A l’arrivée, je voyais ce qui venait de mon père. Bulle Ogier qui caresse les jambes des clients dans La Salamandre, je savais que ça venait de lui. Ce que je vois très bien en revanche, c’est l’usage que Tanner avait de John, de sa fantaisie et de sa rigueur.
Comment s’est interrompue leur collaboration ?
Il faut le leur demander. On les a souvent présentés comme un duo, une alliance. Je me souviens de l’un des mes professeurs à New York, qui ne savait pas du tout qui j’étais et qui disait : « Ce qui est fascinant, c’est que Tanner est un anarchiste et Berger est un communiste… » [rires]
Les Américains voyaient ça comme une alliance fascinante entre deux courants idéologiques complémentaires, la carpe et le lapin, mais je crois que c’est faux. Et Tanner ne s’est sans doute pas rendu compte non plus que John avait mis beaucoup de lui-même dans les films et qu’au bout du compte il n’était que le scénariste, c’est à dire pas grand-chose.
Quelle est la place de Tanner dans l’après-Mai 68 ?
Tanner est arrivé à un moment où il était déjà entendu, grâce à la Nouvelle Vague, que le monde devait être filmé tel qu’il est, en tout cas au plus proche du réel. Mais quand il commence à faire des films, les Français ont tellement le nez sur Mai 68 qu’ils font des choses très alambiquées comme La Chinoise ou les films de Marin Karmitz. Ou bien ils piquent un petit bout de Mai 68 sans y croire : on pose ça et là un type qui fait une manif, un autre a des cheveux longs ou dit : « Vous, les bourgeois, vous êtes tous des cons » – mais en fin de compte, rien de nouveau sous le soleil. Et Tanner, parce qu’il est à Genève, arrive à parler de 68 avec une simplicité qui fait, entre autres de La Salamandre, l’emblème de cette époque.
Pourtant, il a toujours dit qu’il n’était pas très satisfait du film….
Il n’en était pas très sûr. En arrivant à la Quinzaine (il faut savoir qu’à l’époque, il n’y avait pas de sélection, tous les films étaient pris), il se disait : « Je vais me faire siffler. » Et il m’a confié qu’il avait été épaté par le succès de son film. Très vite, il a compris que c’était lié à la candeur de son regard, pas une « candeur candide », bien au contraire, une naïveté très assumée. Il y a aussi Brecht. On ne fait pas des films pour que le cœur du spectateur batte à l’unisson de celui du héros. C’est la distance qui rend le film très jouissif : ça passe par les chansons, les aphorismes, cette ironie permanente, pince-sans-rire, qui est le propre des films de Tanner à l’époque.
Dans d’autres films, notamment Les Années lumière, il est allé ailleurs. Avec une charge dramatique plus forte : un homme jeune, un homme vieux, entre eux, une femme. Quand on faisait La Vallée fantôme, je pensais qu’on partait sur cette voie : celle du parcours initiatique, de la confrontation émotionnelle. Mais, sur le tournage, j’ai trouvé un Tanner très protestant, calviniste même, minimaliste, focalisé sur le discours, comme dans Jonas, où ça théorise beaucoup. Et ce côté ironique, plein d’humour a pu devenir plus lourd, avec des personnages qui s’assènent des vérités théoriques…
Y avait-il une marge d’improvisation sur le plateau ?
C’est un peu le paradoxe de Tanner. Il s’est entouré d’acteurs très créatifs comme Jacques Denis, Jean-Luc Bideau, Trevor Howard, Jean-Louis Trintignant, Rufus, et je soupçonne qu’il voulait les voir transcender son monde, comme il a voulu que John Berger le transcende. Mais en même temps, il résistait. Puisque toute sa vision idéologique et esthétique s’exprimait à l’encontre du psychologisme, de l’identification, du cabotinage, de l’humour facile, des jolies petites histoires qui vous tirent une larme.
D’un côté, je pense qu’il a toujours été tenté qu’on viole son calvinisme. Et de l’autre, il s’est toujours prémuni contre ce viol. A ses débuts, quand il est avec des hurluberlus aussi imaginatifs que Jean-Luc Bideau et Jacques Denis, il les laisse illuminer son film de chansons de sentences bizarres : « Ah, que la préhistoire est longue ! » Parfois, il a dû un peu les castrer aussi. Mais à cette époque, il est encore poreux. Il n’est pas impossible qu’avec le temps, il se soit un peu endurci.
Sur le générique de La Salamandre, on voit le nom des acteurs qui défile, et puis : «François Simon, qui passait par là »… C’est une pose soixante-huitarde ou une réalité ?
Je n’ai travaillé avec Tanner que sur La Vallée fantôme, et c’était très cadré. D’ailleurs, le personnage de Jean-Louis Trintignant est un peu dégoûté par le casting, il dit : « ça ressemble à des interrogatoires policiers. » Il préfère rencontrer les gens dans des cafés, tout en sachant bien que ce n’est pas possible.
C’est la vieille contradiction. Si le cinéma est une captation du réel, on dirait que la « machine cinéma », elle, a été inventée pour contrer le cinéma. Spontanéité, vitesse, simplicité : elle va contre tout ça. Si quelqu’un se lève subitement, le cameraman va l’arrêter, lui demander d’aller plus lentement. Et Tanner a toujours voulu laisser une place au coup de pot soixante-huitard. Je crois d’ailleurs que c’est pour échapper à cette lourdeur qu’il a décidé de faire des films avec Myriam Mézières, de construire des films sur des choses plus gestuelles, plus sensuelles. Mais il y a toujours eu un plan de travail, un chef opérateur, etc. Et pas d’acteurs « qui passaient par là »… [rires]
Quid du réalisme ? Bulle Ogier dans La Salamandre a un phrasé qui n’est pas du tout naturel. Il y a toujours un moment où l’acteur prend en charge un slogan…
Je ne l’ai jamais vu travailler la justesse. Une fois qu’il a choisi un acteur, il estime que la justesse du jeu l’intéresse beaucoup moins que la justesse du plan ou la justesse idéologique du discours. Tanner s’est toujours débattu, je pense, entre deux choses. D’un côté un humour genevois caustique, contestataire, très grande gueule. Être un agitateur, un farceur, mais aller aussi vers une forme de rigueur idéologique, une pensée exprimée de but en blanc. On peut aussi imaginer l’influence de Godard et de Straub.
Et c’est aussi pourquoi , je pense, son choix l’a porté vers un John Berger, qui est engagé, se définit comme marxiste, mais n’arrête pas de poétiser son engagement, d’en faire quelque chose de très organique : la couleur, la chair, les odeurs… Ce débat a traversé toute l’œuvre de Tanner.
Il y a un moment où Tanner comprend le monde mieux que quiconque. Trois de ses premiers films, Charles, La Salamandre et Jonas, incarnent vraiment Mai 68 y compris dans sa défaite – Jonas est un film très pessimiste. La simplicité est sa devise. Ca lui a permis de faire des films de mieux en mieux financés, de plus en plus importants. Ça culmine avec Les Années lumière, film en anglais, avec un assez gros budget qui reçoit le Prix du jury à Cannes.
Puis il tente de retrouver cette ligne directe avec le réel. Il cherche différents moyens d’y parvenir. Un instant, j’en suis, modestement le vecteur. A un autre moment, c’est Myriam Mézières. Voire les élèves du Conservatoire de Genève dans Paul s’en va. Donc il a cherché par tous les moyens à trouver la ligne directe avec ce réel qu’il avait si miraculeusement capturé dans les années 1970.
Comment avez-vous travaillé ensemble sur La Vallée fantôme ?
A 18 ans, je suis parti, contre l’avis de mon père, faire des études de cinéma à New York. Au retour, fraîchement diplômé, je suis allé voir Tanner dans l’espoir de me faire engager comme assistant. Il m’a dit : « Etre l’assistant d’un cinéaste comme moi, c’est arrêter les voitures avec un talkie walkie, le travail le plus ingrat qu’on puisse imaginer »… Je suis reparti déçu. Mais quelque temps plus tard, il m’a donné rendez-vous dans un café de Genève et parlé de son nouveau film : l’histoire d’un jeune cinéaste qui rentre de New York et rencontre un vieux cinéaste qui lui demande de devenir son assistant. Comme il est malin, il me l’a présenté de cette façon [rires].
À l’époque, il était très connu mais déjà en crise. C’était l’époque de Reagan, de Bernard Tapie, du capitalisme triomphant. Il disait : « Je ne comprends pas les années 1980. » Et voilà qu’il me propose un récit qu’il présente comme un miroir de notre histoire. J’ai vraiment pensé qu’il avait perdu la raison, mais l’histoire continuait : les deux cinéastes partent retrouver une jeune actrice, bref les grandes lignes de La Vallée fantôme. Je suis donc devenu non pas son scénariste, mais son pourvoyeur d’idées. Je lui apportais des feuillets, qu’il emportait, je n’en entendais plus parler, mais quand je voyais la version remaniée du scénario, je voyais qu’il avait intégré mes idées. Ou pas.
Bien entendu, je ne me considérais pas du tout comme un ambassadeur des années 1980, qui me révoltaient autant que lui. Mais je me disais que je pouvais lui amener mes idées de scénario et de dialogue, de confrontation, mon énergie aussi, et que ce serait peut-être suffisant pour incarner ce qu’il cherche. Comme toujours, il avait l’architecture générale de son récit.
Nous avions des rendez-vous rituels chez lui et de retour chez moi, je travaillais telle scène, je lui apportais mes idées et je pensais qu’on en resterait là jusqu’au jour où il m’a dit : « Je pense que tu devrais jouer le rôle de Jean. » J’étais aussi surpris qu’à la première rencontre, enchanté et déstabilisé. Puis nous sommes partis en repérages. À l’époque, je trouvais qu’il y avait déjà une certaine fatigue, ou en tout cas une forme de désillusion chez lui, la volonté de se satisfaire de ce qui arrivait tout de suite, du premier hôtel, du premier décor… Et moi je me révoltais : il y a sûrement quelque chose de mieux ! De plus intéressant ! Je refusais que les choses justes puissent venir du premier coup – ce qui est sans doute un défaut de jeunesse [rires].
Nous nous complétions assez bien. Il avait un côté ronchon assez bien compensé par mon enthousiasme juvénile. Je suis parti avec lui faire le casting, rencontrer Jean-Louis Trintignant, et puis le tournage a commencé.
Comment se déroulait un tournage de Tanner ?
Des années plus tard, j’ai compris la simplicité de son système. Il tourne comme il monte. Il tourne une série de dialogues, et ne les reprend pas sous un autre angle, parce qu’il sait exactement là où il va faire sa coupe. Ce qui est incroyablement rare dans le monde du cinéma, surtout aujourd’hui où les gens ont plutôt tendance à se « couvrir » dix fois plutôt qu’une. Il y a aussi la simplicité du plan, ce qu’on appelait en rigolant « le travelling de traviole ».
Comment vous dirigeait-il ?
En tant qu’ « acteur », j’apportais constamment des idées qu’il refusait la plupart du temps. C’est là que j’ai appris que l’essentiel du travail d’un cinéaste est de dire non. « Non » aux acteurs, au chef opérateur, à l’ingénieur du son et plus tard au monteur. Si Tanner représente quelque chose, c’est la simplicité d’une vision qui s’oppose à cette logique corporatiste où chacun donne son avis.
C’est un cinéaste très secret, pas quelqu’un qui dit : « Aujourd’hui, on va faire ci ou ça. » Tanner finissait toujours ses journées avec deux heures d’avance. Tout était tellement clair et simple dans son esprit. Il arrivait en disant « Le plan commence ici, il se termine là … » « Toi tu fais ci, toi tu fais ça »… En revanche, ce n’est pas du tout le genre à se confier sur ce qu’il ce qu’il veut faire. D’ailleurs ça engendrait une certaine perplexité.
Ce n’était pas toujours simple pour mes partenaires Jean-Louis Trintignant et Laura Morante, car Tanner n’est pas quelqu’un qui dirige les acteurs au sens psychologique du terme. Il ne donne que des indications très pratiques, très concrètes, sur le temps, la situation. Il s’efforce de régler les possibles malentendus qui peuvent exister dans une scène mais il ne parle pas de l’intonation et encore moins de psychologie. Par opposition à l’école de l’Actor’s Studio, d’où je venais, il était d’une rigueur très protestante ! Je pense que dans une scène de La Vallée fantôme, c’est moi qui lui ai proposé de poser ma tête sur l’épaule de Laura Morante, mais des dizaines d’autre fois, il a refusé mes suggestions [rires].
À partir des années 1980, on sent une deuxième veine cinématographique à l’œuvre chez Tanner…
Oui : le film à la limite de l’improvisation où il s’appuie énormément sur un acteur – dont il va tirer la substantifique moelle. C’est Dans la ville blanche avec Bruno Ganz ou tous les films qu’il a fait avec Myriam Mézières. Là, un autre pacte est passé avec l’acteur : tu vas me contaminer de ton aura, de ta souffrance, de tes forces et de tes faiblesses, et j’ai entendu toutes sortes de mythes à ce sujet. Sur le tournage de Dans la ville blanche, il semble que Bruno Ganz s’est senti un peu dépossédé de lui-même, qu’ils ne se parlaient quasiment pas sur le tournage, parce que le film était devenu une sorte de mise à disposition de tout ce que Ganz était pour Tanner : son passé, sa sexualité, ses peurs…. Mais après tout, on a pu dire parler à l’identique de la relation entre Brando et Bertolucci sur Le Dernier Tango à Paris.
Quand il dit : « La Suisse est infilmable car ça ressemble à Disneyland », c’est une provocation ?
C’est une malédiction. C’est une phrase qui, vue de Paris peut sembler drôle et sympathique, mais pour les Suisses, ça a été une damnation. Par la suite, les cinéastes n’ont cessé d’arpenter le monde pour trouver un lieu filmable, non marqué au sceau de l’infamie petite-bourgeoise. Il a fallu attendre l’arrivée d’une nouvelle génération, de gens comme Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier, Ursula Meier et moi-même, pour que s’opère le retour dans des territoires suisses. Mais il est vrai que depuis le reste du monde s’est complètement Walt-Disneyisé.
La Suisse est infilmable mais si vous prenez les banlieues, il y a la place pour une vraie poésie de l’architecture. Bien entendu, ça ne s’impose pas comme New York ou la Vallée de la Mort, qui s’offrent à vous : « Je suis un décor de cinéma, prends moi ! » La Suisse est proprette, alors que le cinéma par essence est contestataire. Mais elle recèle aussi des endroits qui ont cette explosivité, il faut savoir les trouver, c’est tout. Dans Aime ton père, je filme les autoroutes.
Justement, quel rapport les cinéastes suisses de la génération suivante ont-ils entretenu avec Tanner ?
Tanner est à la fois une figure de père qui s’impose, qui a, sans l’avoir voulu, écrasé – avec Jean-Luc Godard – la génération suivante. Jean-Bernard Menoud, Jean-François Amiguet, Maya Simon (la fille de François Simon, la petite fille de Michel Simon) : tous ces cinéastes qui apparaissent au début des années 1980 arrivent difficilement à exister parce qu’ils doivent trop à Tanner et à Godard pour s’en affranchir, et n’ont pas la violence nécessaire pour tuer le père. Donc, une amertume naît dans le milieu suisse du cinéma. Arrivant à la fin des années 1980, les choses sont plus simples pour moi : je fais quasiment partie de la famille et, précisément parce que j’aime Alain, je n’ai aucune raison de l’imiter.
Il y a aussi une génération de gens qui n’ont rien à faire de Tanner et voient plutôt les dégâts que le tannerisme, si l’on veut l’appeler comme ça, a provoqué dans le paysage suisse. Les dégâts, aussi, de Mai 68 : tout le monde a voulu faire du cinéma d’auteur très personnel et, peu à peu, les films sont devenus de plus en plus ternes, de moins en moins en phase avec le goût du public.
Au milieu des années 1990, la doxa est la suivante : « On se débarrasse de ce carcan, on refait des films qui plaisent aux gens, on arrête de se regarder le nombril. » C’est l’époque Nicolas Bideau [à la tête de la section Cinéma de l’Office fédéral de la culture jusqu’en 2010].
Puis vient la crise des subprimes de 2008 et resurgit le besoin de se mobiliser politiquement. Donc est arrivé ce moment où une nouvelle génération peut de nouveau regarder Tanner – réagir à la révolte, au bras d’honneur fait au capitalisme, à la poésie rebelle et contestataire… Et c’est à ce moment-là – ce n’est pas un hasard – que Tanner reçoit un Léopard d’honneur au festival de Locarno. Et je me suis aperçu que les gens avaient complètement oublié tout ce que j’ai mis en avant dans mon petit film-hommage – le Tanner déconneur, grossier, fouteur de merde, sensuel, sexuel, rigolard… C’est le moment idéal pour que les Suisses qui aiment le cinéma revoient Tanner pour ce qu’il est, pas comme le père d’un système, mais comme l’auteur de ses films.
Le père d’un système ?
En ayant pour ainsi dire « inventé » le cinéma d’auteur en Suisse, il a aussi inventé un système politique : c’est lui qui est allé parler aux autorités, convaincre des politiciens, qui en tombaient de leur chaise, que le rôle de l’Etat consistait aussi à financer le cinéma. C’est lui qui, avec les autres membres du Groupe 5, a créé la section cinéma à l’Office fédéral de la culture, le CNC Suisse.
À ses côtés, il y a Michel Soutter, qui était le poète du groupe, mais n’a jamais eu de succès commercial et a donc dû travailler à la télévision pour gagner sa vie. Puis Claude Goretta qui, lui, a vraiment connu le succès, Cannes, les grands festivals mais qui très vite s’est tourné vers un cinéma plus académique, puis vers la télévision.
Les rapports Godard/Tanner ?
J’ai revu récemment un débat entre Godard et Tanner dans l’émission cinéma de la Télévision suisse romande. Ça se passe en 1987 au moment de la sortie concomitante de La Vallée fantôme et de Soigne ta droite. Ce sont deux patriarches, qui se parlent cordialement, mais aux antipodes l’un de l’autre. On voit bien que Godard n’a pas grand intérêt dans les films d’Alain et qu’Alain ne comprend pas le film de Godard. Deux commandeurs pour un si petit pays ! [rires]
J’ai vu beaucoup d’archives sur Alain ces derniers temps, et il est très éloquent, il dit des choses bien plus simples et compréhensibles que Godard. Donc les gens ont décidé que Godard était l’intellectuel et Tanner, l’anarchiste sympathique. Alors que Tanner est un vrai Rousseauiste : ses propos ont une simplicité, une incroyable clarté. Il n’y a pas une seule intervention publique d’Alain où ce qu’il dit est confus, il est d’une grande finesse intellectuelle.
Aujourd’hui, comment revoyez-vous les films d’Alain Tanner ?
La Salamandre et Jonas respirent d’un désir, d’une injonction de liberté que rien ne saurait contenir. Pour moi, c’est la pierre que Tanner a apporté à l’histoire du cinéma. Et cela, comme par hasard, vient d’un pays très bridé comme la Suisse.
(Propos recueillis par Elisabeth Lequeret à Paris le 11 décembre –
Sources: Alain Tanner-John Berger, Tome 23, Coll. Théâtres au Cinéma, Bobigny 2011)