Savoir

En me remémorant ainsi les petites pierres blanches de mon passé, je me rends compte subitement que je n’ai jamais été à l’école, ou presque. J’y ai évidemment passé pas mal d’années, mais pour rien. Sauf en primaire, où l’on apprend à lire, écrire et compter jusqu’à cent. Si on sait compter jusqu’à cent, on peut compter jusqu’à un million, ce qui est très utile pour un producteur de films. Après ça, plus rien. Le lycée, et à l’époque il n’y en avait qu’un seul à Genève, le collège Calvin, était simplement la salle d’attente des futures élites. On disait : la République est au collège. L’enseignement était nul et on n’y foutait rien du tout. L’histoire s’arrêtait aux guerres napoléoniennes, alors qu’on sortait à peine de la guerre de 39-45, et la littérature n’allait pas plus loin que Victor Hugo et Lamartine. Il suffisait que les jeunes gens (il n’y avait pas de mixité, les filles étaient ailleurs) descendent des beaux quartiers, rive gauche du lac, pour devenir par la suite magistrats, avocats, toubibs, colonels, pasteurs ou banquiers. Si vous veniez de la rive droite (c’était mon cas), c’était un peu plus compliqué. Les classes sociales étaient déjà scellées pour l’éternité. C’est depuis ce temps-là que ma conscience politique a commencé à germer. Et c’est aussi à cette époque que j’ai su tout ce que je ne voulais pas être. Et que je me suis mis à flotter, ne sachant pas très bien ce que je voulais faire. La suite, à l’université, ce ne fut guère mieux. C’était simplement la continuation du collège. J’en ai retenu quelques notions d’économie et de droit.

Ce qui est étonnant, dans toute cette trajectoire, c’est que tout, absolument tout ce que j’ai pu apprendre ne me venait pas de l’école mais d’ailleurs. De tout ce qui a pu me construire au fil des années, rien, zéro, ne me vient des études, mais découle de choix et de découvertes personnels, et la plupart de ces découvertes ne pouvaient être enseignées car contraires à la philosophie de cet enseignement. J’ai parfois l’impression d’être une sorte de miraculé.

(Sources : « Alain Tanner – Ciné-mélanges » éditions du Seuil)

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