Tunnel

Nous sommes entrés dans le tunnel : la peur est devenue aujourd’hui l’un des traits dominants de la vie des sociétés, à des degrés certes différents, mais qui les affectent toutes. Dans « Paul s’en va », nous citons le poète Carlos Drummond de Andrade. Il écrit dans « Congrès international de la peur » : « Provisoirement nous ne chanterons pas l’amour, qui s’est réfugié plus bas que les souterrains. Nous chanterons la peur, qui rend stériles les embrassades. Nous ne chanterons pas la haine, car elle n’existe pas. Seule existe la peur, notre mère et compagne, la grande peur des Sertes, des mers, des déserts, la peur des soldats, des mères, des églises. Nous chanterons la peur des dictateurs, des démocrates. Nous chanterons la peur de la mort, et la peur d’après la mort, et puis nous mourrons de peur, et sur nos tombes pousseront des fleurs jaunes et craintives. »

On constate avec inquiétude qu’aujourd’hui est pire qu’hier et on sait que demain sera probablement pire qu’aujourd’hui. Le cinéma, surtout américain, lorsqu’il met en scène la peur, en trouve l’origine dans une sorte de malédiction divine, alors qu’en réalité elle a sa source dans le triomphe, à tous les niveaux, de l’idéologie marchande. Nous sommes entrés aujourd’hui dans l’aire que certains économistes nomment l’économie-casino, où tous les jours le sort de millions de gens se joue à la roulette. Le capitalisme victorieux nivelle tout. Nous sommes dans un système de manipulation généralisée et une grande majorité des cinéastes sont complices de ce système. Les mensonges et les lâchetés sont la règle, la lente mais sûre dévastation culturelle fait son chemin. La mondialisation économique parachèvera le travail.

Guy Debord, il y a une quarantaine d’années, avait déjà tout compris lorsqu’il faisait le rapport entre capitalisme et mafia : « La mafia grandit avec les immenses progrès des ordinateurs et de l’alimentation industrielle, de la complète reconstruction urbaine et des bidonvilles, des services spéciaux et de l’analphabétisme » (cité dans « Jonas et Lila, à demain »). Dans « Paul s’en va », Paul, le professeur qui a disparu, a laissé dans son ordinateur un petit message destiné à ses étudiants. Le voici : « Qui, dans la suffocation intellectuelle contemporaine, n’éprouve ce désir insensé mais nécessaire, viscéral, de sortir par la puissance de son esprit d’un monde entièrement balisé par l’argent. » Un monde est ainsi en devenir, mais qui n’a aucun avenir, comme l’a dit Bernard Stiegler. Dans ce système dominé par la peur, et par la perte de toute forme d’espoir, sans utopie sociale, on a le sentiment qu’un projet de renouveau ou de révolte par le politique est devenu impossible. On ne fait que courir derrière des problèmes dont on ne voit plus la solution. Du coup, les religions montrent le bout de leur vilain nez, et il n’y a rien de pire que ce retour de l’obscurantisme.

Dans ce contexte, toute action de résistance est bonne à prendre. Il faut donc soutenir tout acte de subversion par les moyens du discours artistique. Écoutons ceux qui nous parlent encore et citons un court extrait de « Vivre » de Pierre Guyotat, qu’on retrouve dans « Paul s’en va » : « Ma folie, c’est cette tentative d’élaboration d’une langue, d’une musique, par laquelle ce dernier homme, ce dernier esclave, pourra dire à son maître, à son politique, qu’il a les moyens d’obtenir la propriété de son corps et de son organe, mais qu’il n’a pas ceux de se rendre propriétaire de sa pensée. La pensée, ça ne s’achète pas, ça ne se vend pas. » J’ajoute ces quelques lignes de Pasolini tirées des « Lettres luthériennes », reprises dans ce même film : « Il n’y a pas seulement la possession du monde par les maîtres, mais aussi une possession du monde par les intellectuels. C’est la maîtrise culturelle du monde qui donne du bonheur. Ne te laisse pas tenter par les champions du malheur, de la hargne stupide, du sérieux joint à l’ignorance. Sois joyeux ! » Et, à la fin du même film, Marina pose cette question : « Connaissez-vous ce proverbe ouzbek qui dit : “Quand tout a été détruit, il faut se mettre en quête du beau. Au travail, camarades !” » La beauté, c’est ce qui résiste toujours.

(Sources : « Alain Tanner – Ciné-mélanges » éditions du Seuil)

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