Postface par Frédéric Bas.

Tanner ou l’Optimisme

Alain Tanner est venu tard au cinéma. En 1956, il réalise avec Claude Goretta « Nice Time », un court métrage sur la vie nocturne de Piccadilly Circus à Londres. Tourné dans l’esprit du Free Cinema anglais, le film est couronné par le Prix du film expérimental au Festival de Venise de 1957, mais il n’a pas de suite immédiate, Tanner réalisant son premier long métrage de fiction en 1969 après plusieurs années de travail comme reporter à la télévision suisse. En fait, c’est le contexte de Mai 68 qui donne l’impulsion première de son travail de cinéaste. Dans un texte où il dresse le « ciné-bilan de 68 », Serge Daney fait le constat d’un cinéma français qui aurait raté l’événement. Oublié, passé au travers du scénario national, le « vivier de personnages (petits chefs, enragés du discours, enragés tout court, paumés potentiels et paumés réels, héros tardifs de l’incoulable scénario “on fonde le Parti”, libérés et libérants de tout poil) ». Pourtant, dans le désert d’une cinématographie qui aurait échoué à donner corps au gauchisme des années 1960-1970, condamnant un pan d’histoire à rester « sans images », Daney cite un nom de cinéaste et un film : celui d’Alain Tanner avec son « Jonas qui aura vingt-cinq ans en l’an 2000″…L’après-Mai 68 est le temps où se déploie le cinéma d’Alain Tanner. Ce n’est pas tellement que le cinéaste ait la fibre militante des enragés désignés plus haut ; c’est même tout le contraire : il est à Paris en mai 1968, où il travaille comme reporter pour la télévision suisse. Il a près de quarante ans, et il y a bien longtemps qu’il se méfie des curés d’extrême gauche et de l’idéologie de plomb. À la différence de beaucoup d’autres, il ne pense pas – et ne pensera jamais – que « la caméra est un fusil ». Ce n’est donc pas un hasard si son premier long métrage, « Charles mort ou vif », écrit et tourné dans la foulée de Mai 68, prend légèrement à revers le tableau d’histoire collective qui vient de se jouer dans la rue : pour dire 68, le cinéaste ne donne pas dans la geste collective d’une jeunesse en colère ; la révolte qu’il raconte est celle d’un patron qui déserte le capitalisme, le portrait d’une solitude et d’une errance. Cela n’empêche pas le film d’être et de rester, selon le beau mot de Philippe Haudiquet, « le plus bel enfant cinématographique de l’esprit de Mai ». Si tout est d’emblée politique chez Tanner, c’est à la manière de cette première fable sous-titré « Petite Fresque historique ».

On pose couramment que, après 1968, le cinéma a choisi deux voies pour prolonger le travail de sape du spectacle commencé avec le livre de Guy Debord : « repolitiser le contenu des scénarios des films et tourner à l’italienne des flopées de Z, « utiles aux luttes » » ; ou bien « repolitiser la vieille question de la forme, relisant le feuilleton épique Brecht-Eisentein à la lumière décapante du structuralisme ambiant (Althusser, Barthes, Lacan) ». C’est à cette seconde tâche que se sont attelés les films d’Alain Tanner et plus généralement les « nouveaux cinémas » des années 1960 et 1970 car, si l’après-68 est le moment politique où s’inscrivent les débuts du cinéaste, il croise un moment esthétique fondamental : l’émergence des nouvelles vagues du monde entier. Coincée entre la tutelle écrasante de la Nouvelle Vague française et l’intérêt récent et tous azimuts pour le « Nouvel Hollywood », la période où se révélèrent des cinéastes aussi considérables que Nagisa Oshima, Glauber Rocha, Miklos Jancso, Jerzy Skolimowski et d’autres encore semble aujourd’hui tombée dans l’oubli et constituer un chaînon manquant de l’histoire du cinéma. Or, avec quelques cinéastes suisses de ses amis (Michel Soutter, Claude Goretta, le fameux Groupe 5), Alain Tanner a su dessiner au cours de ces années un espace original à l’intérieur de cette nouvelle cartographie du cinéma mondial. La manière de Tanner s’affirme avant tout comme un art du décalage, jouant l’écart contre l’alignement, la fantaisie contre l’esprit de sérieux, la poésie tactique contre les logiques d’appareil. Un cinéma suisse qui se joue des frontières et des douanes, qui soulève en douceur les montagnes du folklore pour prendre la tangente, aller voir là-bas si l’homme (ou la femme) y est : l’homme tout nu avec ses rêves et ses désirs d’enfant. Lire la suite

(Sources : « Alain Tanner – Ciné-mélanges » éditions du Seuil)

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