John Berger

Le scénariste comme collaborateur

entretien avec John Berger

par Richard Appignanesi

John Berger : « J’ai rencontré Alain Tanner pour la première fois au milieu des années 1950. J’habitais Londres à cette époque, j’étais journaliste et critique d’art quand Alain est venu faire son premier film sous les auspices du British Film Institute. Alain et un autre cinéaste suisse – Claude Goretta, qui est maintenant aussi connu que Tanner – ont réalisé Nice Time, un film de vingt minutes sur Piccadilly Circus la nuit.
Ils ont filmé en continu, de 22 heures jusqu’à 4 heures du matin, à l’heure où les dernières prostituées rentrent chez elles. Le film m’a beaucoup impressionné. Lindsay Anderson, ami et défenseur de Tanner, m’a proposé de le rencontrer, et c’est ainsi que j’ai fait sa connaissance.

Comment a commencé votre collaboration avec Alain Tanner ?

J’ai rencontré Alain Tanner pour la première fois au milieu des années 50. J’habitais Londres à cette époque, j’étais journaliste et critique d’art quand Alain est venu faire son premier film sous les auspices du British Film Institute. Alain et un autre cinéaste suisse – Claude Goretta, qui est maintenant aussi connu que Tanner – ont réalisé Nice Time, un film de vingt minutes sur Picadilly Circus la nuit. Ils ont filmé en continu, de 10 heures du soir jusqu’à 4 heures du matin, à l’heure où les dernières prostituées rentrent chez elles. Le film m’a beaucoup impressionné. Lindsay Anderson, ami et défenseur de Tanner, m’a proposé de le rencontrer, et c’est ainsi que j’ai fait sa connaissance.

Les années suivantes, bien que dans l’impossibilité de faire des films, Alain revenait régulièrement à Londres. Je me souviens qu’à une époque, il travaillait au rayon chemises de Harrod’s, l’un des grands magasins les plus en vogue de Londres, où il était vendeur. Le soir, il venait partager une soupe avec nous et nous parlions poésie, car Alain s’intéresse vraiment à la poésie, autant qu’au cinéma.

Six ou sept ans plus tard, alors que j’avais quitté Londres et que j’habitais provisoirement Genève, où Alain vivait, nous avons pris l’habitude de nous voir et d’échanger. A cette époque, il lui arrivait de faire des films pour la télévision suisse. L’un d’eux était un film de trente minutes sur l’architecture de Chandigarh en Inde, due à Le Corbusier, un autre Suisse. Alain m’a demandé d’écrire le commentaire de ce film, ce que j’ai fait. Le type de commentaire que j’ai écrit, sans le savoir à ce moment-là, annonçait peut-être ce que nous allions faire par la suite. Au lieu de faire un descriptif de l’architecture, j’ai utilisé des citations de poètes et de théoriciens politiques juxtaposées à l’image, de façon parfois ironique, parfois pour l’appuyer.

Ensuite, Alain a eu l’occasion, soutenu par la télévision française, de réaliser son premier film de fiction, Charles mort ou vif. Nous en avons beaucoup discuté, mais je n’y ai pas vraiment collaboré. Comme le film a remporté un certain succès, il a pu trouver plus d’argent auprès des producteurs pour faire son deuxième film, La Salamandre. J’ai collaboré au scénario, et c’est comme ça que ça a commencé.

 

 

Pourriez-vous décrire votre rôle dans votre façon de collaborer ?

C’est très difficile de répondre à ce genre de questions, car il y a toujours dans la réponse un mélange de modestie naturelle et d’une sorte de loyauté. Quand deux personnes ont collaboré, disons, sur trois films et demi, en plus d’être des amis de longue date, c’est un peu comme si on demandait à un couple marié : « Quel est votre rôle dans le couple ? » On peut y répondre, peut-être après avoir divorcé, mais cela ne reflète pas pour autant la vérité. La seule réponse que je puisse vous donner est de décrire brièvement notre façon de travailler. Nous discutons d’abord ensemble autour d’une idée, puis nous nous mettons au travail. Je suppose que c’est moi qui fais la majeure partie de ce travail, même s’il est aussi alimenté par Alain, mais pour ce qui est de l’écriture du scénario, concrètement parlant, je joue le rôle principal. Quand ce scénario devient un film, c’est certainement Alain qui joue le rôle principal. Je ne suis habituellement pas présent au tournage, car je n’aurais rien à y faire et, dans ces circonstances, moins il y a de monde à ne rien faire, mieux c’est. Quand il en est au premier montage, je le visionne, et nous discutons parfois de comment l’améliorer – tantôt, c’est de couper une séquence, ou de la raccourcir, tantôt de modifier l’ordre des séquences – et, à ce stade, j’apporte ma petite contribution.

Question caractère – et là on approche de la question sur le couple, donc j’hésite vraiment – je dirais qu’Alain a un sens aigu du style cinématographique et, en termes d’image, une forte imagination. Ce que j’apporte, peut-être, c’est un sens affirmé de la forme, de la façon dont toutes les parties doivent s’emboîter pour faire un tout. Il me semble que cela décrit assez bien la façon dont nos deux caractères s’accordent.

 

 

Les films de Tanner reflètent un sentiment d’amertume, de promesses déçues ou, au mieux, une légère prise de conscience. Partagez-vous la désillusion politique de Tanner ?

Je pense que ce que vous décrivez d’une certaine désillusion d’Alain sur la politique s’applique à son dernier film, Jonas, mais je ne crois pas que ce soit le cas dans La Salamandre, et certainement pas dans Le Milieu du MondeJonas était un film sur ce qu’est devenue la génération de 68 dans les années 70, et il est difficile avec ce sujet de ne pas procéder – je rejetterais volontiers le terme de « désillusion » – à un réexamen des espoirs qui étaient peut-être merveilleux, mais qui apparaissent rétrospectivement un peu simplistes.

Quand nous discutions de Jonas, avant d’entamer l’écriture du scénario, nous le décrivions comme un film sur les rêves individuels pour changer le monde. Pour illustrer cette idée, nous imaginions ce rêve comme un grand carré de soie coloré, posé sur le sol, que l’air soulèverait pour en faire une sorte de tente ou de canopée. Nous nous disions qu’ensuite il nous faudrait ramener ce carré de soie au sol, par les quatre coins. C’est, d’une certaine façon, le mouvement, la mélodie de ce film. Nous voyons constamment un espoir coloré se lever pour être ensuite cloué au sol – la terre faisant ici fonction d’une sorte de principe de réalité. Cette mélodie, ce contrepoint d’espoir et de réalisme, est le sujet du film, mais je ne crois pas vraiment que cela aboutisse à la désillusion.

 

 

Diriez-vous des films que vous avez faits avec Alain Tanner qu’ils sont marxistes ?

C’est au spectateur de le dire, je crois. Tout ce que je peux dire, c’est que l’attitude d’Alain et la mienne envers le monde et la réalité contemporaine est toujours éclairée par l’analyse marxiste de la société et de l’histoire. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de différences entre nous sur le plan politique. Nous ne réagirions peut-être pas de la même façon à un événement. Par exemple, je n’ai pas parlé de l’Iran avec Alain récemment. Nous ne serions peut-être pas tout à fait d’accord sur l’interprétation des derniers événements en Iran, je ne sais pas. Mais je ne pense pas qu’il y ait des différences essentielles entre nous.

 

Tanner a décrit ses propres positions politiques comme étant celles d’un marxiste non dogmatique. Cette formule exprime-t-elle la situation délicate du non-activiste ou de l’artiste ?

Le marxisme a contribué et contribue encore beaucoup à sa vision des choses. En même temps, il n’est certainement ni dogmatique ni sectaire dans son marxisme, je serais donc d’accord avec cette définition d’Alain en tant que personne et que penseur. Sa vision du monde serait-elle différente s’il était activiste ? Bien sûr. Et si ses films avaient pour but d’encourager l’activisme politique, ils seraient différents. Les films que nous avons faits ensemble penchent plutôt du côté de la réflexion.

Si l’on réfléchit à des films politiquement actifs, bien de façon indirecte, on pense à Godard, surtout ses derniers films. Nous partageons, Alain et moi, une certaine admiration pour Godard et nous suivons ses films avec grand intérêt. Mon avis sur Godard, c’est qu’il est un grand critique de films de notre époque mais que, à la différence de la plupart de ses collègues, au lieu d’écrire ses critiques avec des mots, il le fait avec des films. Alain, lui, est essentiellement un narrateur – c’est une fonction bien différente.

 

 

Les films de Tanner semblent marqués d’un sens constant de l’absurdité du comportement humain. Une irrationalité, à la limite de la clownerie, à laquelle il attache beaucoup d’importance. Partagez-vous cette préoccupation ?

Dans La Salamandre, par exemple, la scène dans la forêt où les deux amis se mettent à chanter et à danser est typique de ce que vous évoquez. Mais je ne suis pas sûr que la fonction de cette scène soit simplement de montrer l’absurdité du comportement humain. C’est pour moi un moment vraiment lyrique. Un moment de lyrisme sur l’espoir, mais aussi la déception, et je pense que l’espoir et la déception peuvent coexister parfaitement sans tomber dans l’absurde. En fait, l’une des grandes illusions de la gauche est de croire que tout peut toujours être résolu, qu’en fait, il n’est pas si fréquent de vivre toute sa vie avec des contradictions, que l’on doit, à un certain niveau, vivre une sorte de dualité. L’impatience de la gauche à ce sujet – qui produit un certain nombre d’effets, parfois désastreux – tend à faire penser que, quand on laisse exister ces contradictions dans une histoire, on parle d’absurdité. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’absurdité mais, bien souvent, tout simplement, de réalisme et de maturité à propos de la vie.

A ce propos, je signalerais une différence entre Alain et moi. Tous les films d’Alain, jusqu’à maintenant, ont été tournés en Suisse. Alain a une vision personnelle de la Suisse que je définirais presque comme une relation d’amour/haine. Il est perpétuellement contraint d’en revenir à l’expérience suisse. L’histoire de la Suisse et la nature de la société suisse, observées depuis l’intérieur du pays mais en étant au courant de ce qui se passe au-delà de ses frontières, conduisent à un certain sentiment d’absurdité. Je vais vous donner un exemple. C’est très facile de taper sur la Suisse. Tout le monde connaît des blagues sur les Suisses et leurs coucous, leurs banquiers, les gnomes de Zurich et leur politique monétaire internationale assez cynique – pas plus cynique que les autres pays capitalistes, en vérité. Dans le même temps, l’armée suisse est une armée civile, au sens où tous les hommes sont appelés sous les drapeaux et doivent servir l’armée un ou deux mois par an, selon l’âge, gardant entretemps leur fusil et leurs munitions chez eux. Et ça marche ! Il n’y a pas d’incidents ; ces armes ne sont pas utilisées ; il n’y a ni insurrection, ni manifestation. D’un côté, cela représente, dans un sens, l’atteinte d’un idéal, car c’est une armée de civils, dont les soldats conservent leurs propres armes chez eux, démocratiquement. D’un autre côté, étant donné ce qu’est la Suisse – une société capitaliste bourgeoise hyper consumériste – c’est aussi une absurdité.

Je disais donc que la perspective d’Alain dans ces films se confine en Suisse. Personnellement, j’ai une vision qui ne se restreint pas à ça. Elle n’est pas supérieure pour autant, mais j’ai moins d’intérêt que lui pour la Suisse. Elle est plus large, pas forcément plus profonde, mais plus large, ce qui peut expliquer pourquoi je suis plus conscient du tragique que de l’absurde. Naturellement, quand je collabore avec Alain sur un film, j’accepte son cadre ; ce qui va entrer dans ce cadre est différent, ce sera en partie ma contribution et ce qui véhiculera ma vision du monde. Mais le cadre, le cadre essentiel du décor, est celui d’Alain.

 

 

Cela nous amène à la question suivante. Pourquoi vous, Anglais de naissance et d’éducation, avez choisi de vivre hors d’Angleterre et du Royaume-Uni ?

[rires] C’est une question à laquelle il est difficile de répondre brièvement, parce qu’elle exigerait une longue conversation autobiographique. Cela fait une vingtaine d’années que je vis hors d’Angleterre, et j’en ai eu l’idée bien avant ça, sauf que je ne voyais pas l’occasion de le faire. La réponse très simple serait que je me sens beaucoup plus chez moi sur le continent qu’en Angleterre. Mon grand-père vient de Trieste, peut-être y a-t-il là quelque chose d’atavique. J’aime beaucoup séjourner dans les pays slaves ; je crois comprendre quelque chose du caractère slave. Mais la réponse rapide, c’est que je me sens plus chez moi sur le continent, surtout dans le sud et à l’est. Pas pour des raisons politiques, mais par tempérament. Je me sens plus chez moi que je ne me suis jamais senti en Angleterre.

 

 

L’une des préoccupations constantes dans les films de Tanner repose sur la nature des femmes et la relation que les hommes entretiennent avec elles. Par exemple, la femme de La Salamandre semble représenter une rébellion instinctive, presque nihiliste, et les deux hommes, tous deux intellectuels, sont captivés par elle, réduits à une sorte de consentement. Est-ce entièrement le point de vue de Tanner, ou partagez-vous quelque chose de cette vision ?

Non, je ne crois pas que ce soit vraiment mon point de vue. En ce qui concerne La Salamandre, la différence entre les hommes et la « salamandre » ne m’a pas paru essentiellement sexuelle. Je la voyais beaucoup plus comme une différence de classe. La « salamandre » appartenait à la classe ouvrière, les deux hommes étaient des intellectuels de classe moyenne, pour ce qu’on savait de leur passé et de leur milieu. L’histoire aurait évidemment été différente, mais la « salamandre » aurait pu être un homme, ou les deux journalistes auraient pu être des femmes.

Dans Le Milieu du Monde, de nouveau, j’ai vu la différence entre la serveuse et l’homme qui tombe amoureux d’elle comme une différence de classe. Là, la différence de milieu social était moins directe, parce que l’homme était fils de paysan et qu’elle était fille d’ouvrier. La différence essentielle dans ce film, me semblait-il, était la différence entre une culture italienne et une histoire de la classe ouvrière italienne, du côté de la femme, et une histoire et un caractère suisses pour l’homme. Je refuse donc ces stéréotypes comme quoi les femmes seraient nihilistes, chaotiques, tentatrices, et les hommes plutôt rationnels et ordonnés. C’est une chose que je rejette absolument.

 

 

Dans Le Milieu du Monde, il me semble que le problème de normalisation est représenté par la relation sexuelle entre la serveuse immigrée et le cadre.

Le film a commencé quand Alain m’a dit : « Pouvons-nous faire un film sur une serveuse italienne ? » « – Il y en a des milliers qui travaillent en Suisse dans les cafés, au moins en Suisse francophone. » – « Et un Suisse qui aurait une histoire avec elle ? » Je pense qu’il a ajouté que le Suisse devrait, d’une façon ou d’une autre, être impliqué dans la vie politique suisse. Au début, c’était tout. J’ai donc commencé à réfléchir au simple squelette d’une histoire, avec deux personnages, et ça m’a conduit à réfléchir à la nature de la passion sexuelle. La première chose que j’ai écrite n’était pas du tout un scénario mais deux lettres, l’une à l’actrice qui allait jouer le rôle féminin et l’autre à l’acteur qui allait jouer le rôle masculin. Nous ne savions pas qui seraient les comédiens, mais j’ai écrit une lettre à chacun d’eux, pas tellement sur l’histoire, mais sur la nature de la passion, ce qui rend quelqu’un capable de passion et ce qui en rend d’autres incapables. Capables d’engouement, de sexualité, mais incapables d’éprouver de la passion.

L’histoire, le fil dramatique parlaient essentiellement de cela. La serveuse est capable de passion, mais en fait elle ne s’y laisse pas aller. Et si elle ne le fait pas, pour résumer, c’est parce qu’elle se rend compte petit à petit que l’homme est incapable d’un engagement de cet ordre, qu’il est incapable de passion. Dit comme ça, cela semble primaire, très théâtral. A mesure que l’histoire avance, cependant, l’homme se révèle capable d’une sorte de folie. Il sacrifie sa carrière et son couple ; il est, comme on dit, « fou » de cette femme et pourtant il n’arrive pas à s’abandonner à l’inconnu, qui me semble être le cœur même de la passion. La passion est une soumission de soi-même à l’inconnu. Cet homme a été entièrement conditionné pour rejeter l’inconnu, pour ne même pas permettre à la catégorie de l’inconnu d’accéder à son esprit ou à son cœur. Ce qui n’était pas le cas de la femme, cependant, et leur histoire s’arrête là.

Donc, quand vous me demandez si ce film parle de la normalisation, je ne sais pas. Je le vois comme un film sur la passion ou, dans ce cas, sur une passion, ou une passion mutuelle, qui n’est pas advenue. Il est évident que cela s’accorde, d’une certaine façon, avec les différentes normes sociales, car on peut dire évidemment que notre culture, dans l’ensemble – notre culture positiviste, empirique, opportuniste mais très calculatrice –, a tendance, selon ses propres termes, à rejeter l’inconnu, à rejeter le mystère. Dans la mesure où cet homme est un produit assez direct de cette culture, où le prolongement de cette culture en termes positivistes plutôt étroits peut s’appeler normalisation, alors, oui, c’est un film sur la normalisation. Mais d’abord et avant tout, pour moi du moins, c’est un film sur la passion.

 

 

Pouvez-vous parler des différences entre ce que vous imaginez ou visualisez et ce que Tanner met en scène ?

La Salamandre est très proche de ma conception originale du film. C’est vrai aussi de Jonas. Je pense que le seul film qui diffère de la vision que j’en avais est Le Milieu du Monde. Mais j’hésite vraiment à parler de ces différences, car je ne souhaite pas critiquer ce film unilatéralement. De plus, après en avoir discuté avec plusieurs personnes qui l’ont vu, je crois que ma déception initiale était, à un certain degré, infondée. En d’autres termes, je pense que ce film est meilleur que ce que j’en ai pensé quand je l’ai vu pour la première fois. Peut-être ai-je été déçu simplement parce qu’il ne coïncidait pas exactement avec ce que j’avais imaginé. Tout ce que je voudrais ajouter – parce que c’est quelque chose dont Alain et moi avons discuté ensemble, plus ou moins publiquement –, c’est que le casting de la serveuse italienne ne m’a pas semblé tout à fait le bon.

 

 

Votre collaboration avec Alain Tanner est-elle maintenant terminée et, si oui, pourquoi ?

Bien qu’actuellement je ne travaille pas avec Alain, notre collaboration n’est pas finie pour autant. Nous imaginons tous les deux possible de faire un autre film ensemble. Ce qui est vrai, c’est que je n’ai pas participé au dernier film d’Alain, Messidor, ni sur celui qu’il prévoit de faire maintenant, aux Etats-Unis ou au Canada. C’est un accord mutuel, bien que je pense que c’est moi qui ai d’abord formulé l’idée que ce serait probablement préférable pour nous de ne pas travailler ensemble pour l’instant. La raison en est la suivante : en fait, nous avons fait trois films ensemble. Il y a eu un autre film entretemps, Le retour d’Afrique, auquel je n’ai pas participé mais dont j’ai raconté à Alain l’histoire sur laquelle il est fondé. C’est une histoire qui est plus ou moins arrivée à deux de mes amis et que j’ai racontée en détail un soir à Alain, et qui est à l’origine du film. Nous avons donc fait trois films ensemble et le quatrième, dans le même temps, est une sorte de collaboration inavouée. Il faut dire que ces trois films contiennent une sorte de développement. Ce n’est pas facile pour moi de définir ce développement en termes très précis, mais je crois qu’à chaque film, nous apprenions quelque chose que nous essayions d’appliquer au film suivant. Je pense que ce développement a atteint un pic avec Jonas. Autrement dit, je ne crois pas que nous pouvions faire mieux avec ce genre de films, et si nous en faisions un autre, nous risquerions simplement de nous répéter. Il nous fallait donc repartir de zéro, ou accomplir un nouveau voyage et, à ce moment-là, après Jonas, nous avions des positions assez différentes.

Je crois qu’Alain avait envie de faire des films avec une structure plus lâche, des films, dans un certain sens, plus expérimentaux dans leur narration, tandis que moi, qui écrivais des histoires non destinées au cinéma, je me situais ailleurs. Plusieurs années auparavant, j’avais écrit un roman, G, qui est un travail expérimental en termes de narration. Mais après G, ma principale œuvre de fiction, « La Cocadrille », parlait des paysans, et j’ai trouvé naturel, en l’écrivant, de revenir à une forme beaucoup plus traditionnelle de narration. Donc, à ce moment-là, après Jonas, ma réflexion sur la narration était plus resserrée et plus traditionnelle, à l’inverse de celle d’Alain. Nous en avons pris acte, dans un respect mutuel, et nous avons donc décidé que ce n’était pas le moment pour nous de prendre un nouveau départ. Voilà pourquoi je ne travaille pas avec Alain à l’heure actuelle. Nous sommes toujours amis et nous discutons parfois de ses films, mais différemment, en tant qu’amis et non en tant que collaborateurs. Et une future collaboration reste tout à fait possible.

(Propos recueillis par Richard Appignanesi -Cineaste, été 1980
repris in D. Georgakas, L. Rubenstein (dir.), « Art, Politics, Cinema : The Cineaste Interviews », éd. Pluto, Londres, 1985
© traduit de l’anglais par Marie-Sylvie Rivière, janvier 2010
Sources : « Alain Tanner-John Berger », Tome 23, Coll. Théâtres au Cinéma, Bobigny 2011)

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