Télé-Aphorismes
Télé-Aphorismes
en 1980 par Alain Tanner
20 ans après avoir réalisé de nombreux documentaires pour la Télévision Suisse Romande, Alain Tanner règle ses comptes. Sa série d’aphorismes acides s’achève par une proposition.
Arme. En tant qu’arme de pouvoir, la télévision est essentiellement une arme de dissuasion.
Bouche. Quand un homme politique parle à la télévision, cachez sa bouche avec votre main et, tout en écoutant ce qu’il dit, regardez ses yeux. Ils disent souvent le contraire. La télévision est un art de la bouche, et ça n’est pas toujours ragoûtant.
Consommation. La télévision appartient essentiellement à la sphère de la consommation, et non pas à celle de la communication. Pour qu’il y ait communication, il faudrait un échange, une parole qui circule, demande et obtient une réponse. « …or, toute l’architecture actuelle des média se fonde sur cette dernière définition : ils sont ce qui interdit à jamais la réponse, ce qui rend impossible tout procès d’échange (sinon sous des formes de simulation de réponse, elles-mêmes intégrées au procès d’émission, ce qui ne change rien à l’unilatéralité de la communication). C’est là leur véritable abstraction. Et c’est cette abstraction qui fonde le système de contrôle social et de pouvoir. » (Jean Baudrillard, « Pour une critique de l’économie politique du signe », Gallimard)
Démocratie. Pour plaire à tout le monde — et ne déplaire à personne — la télévision fait une découpe horizontale du public, c’est-à-dire qu’elle le fractionne en catégories selon les demandes qui s’exercent sur d’autres terrains : il y a les amateurs de sport, de politique internationale, de jeux ou de chansonnettes, etc.. Mais toutes ces catégories s’expriment de la même façon, sur le même mode. Le découpage devrait être vertical, entre ceux qui veulent ce type d’expression télévisuelle et ceux qui veulent cet autre type.
Dialectique. Dans sa terrible homogénéité, la télévision est l’antithèse de toute pensée dialectique.
Différence. Pointillé électronique ou image photographique. Géométrie du regard par rapport aux écrans et à leurs dimensions. Magie et fascination et consommation indifférente. Salle de cinéma vide ou pleine et salon domestique avec son activité « annexe ». Image froide et image chaude. Contrôle étatique ou contrôle économique, avec ses fissures. Différences souvent radicales. Passez sur un écran de cinéma l’image de la speakerine TV. Effet d’étrangeté et de comique garanti.
Dimanche. Essayez (parce qu’il paraît que beaucoup de gens le font) de passer tout un dimanche devant la télévision. C’est une expérience assez redoutable.
Dire. Presque plus personne ne veut aujourd’hui « dire » le cinéma. Personne ne « dit » jamais la télévision.
Disputes. Les associations qui luttent chez nous pour la « démocratisation » de la télévision, à gauche et à droite, n’ont jamais réfléchi une seconde que la scène sur laquelle ils se disputent, ou plutôt la scène (le lieu) qu’ils cherchent à investir est déjà marquée d’avance. Et que quelques minutes d’antenne chipées à un député de gauche ou de droite n’y changeront pas grand chose, pas plus qu’un siège dans les institutions qui gouvernent la TV. Ils devraient savoir que le contenu de la télévision c’est la télévision elle-même dans son système de signes (voir sous « message »). Et qu’il y a peu de différence, ou pas du tout, entre l’image de la bouche d’un député de gauche et celle d’un député de droite (voir sous « bouche »).
Dormir. La sélection du public opérée sur la base de leur niveau social (le couche-tôt ou le couche-tard, selon sa profession et l’heure de la sonnerie du réveil-matin) procède d’une vision curieuse des « ouvriers » et des « intellectuels ». Croit-on vraiment que les « intellectuels » regardent la télévision tard le soir ? Et si oui, pourquoi ? Un quatuor de Mozart éclairé en rose bonbon ?
Doute. L’expression profonde du doute est fondamentale dans notre système de pensée aujourd’hui, quelle que soit la forme qu’on lui donne. La télévision n’a pas le droit de douter, elle. Elle doit savoir, dans sa position de monopole et de pouvoir. D’où l’ennui de son discours, sa platitude et l’impression du peu-de-vérité qui s’en dégage.
Durée. Une des conquêtes majeures du cinéma moderne, c’est le travail sur la durée, sur la longueur des plans, sur les temps morts, sur le temps qui n’est pas systématiquement « rempli ». Cet acquis, même si il est sévèrement battu en brèche au cinéma, a toujours été refoulé par la télévision, aussi bien dans la fiction que dans le documentaire. Il faut remplir, tout le temps, « tenir » le spectateur, qu’il n’ait pas le temps de s’ennuyer, et tout de suite « passer à quelque chose d’autre ». Ces vieilles méthodes du cinéma hollywoodien sont maintenant perturbées à l’infini par le diktat de la télévision.
Economie. Deux propositions totalement contradictoires : un, la télévision devrait être gratuite (y compris l’appareil, qui serait donné par l’Etat). Deux, on devrait payer chaque fois qu’on l’ouvre (en mettant des sous dans une fente destinée à cet effet). Le résultat serait le même : on la regarderait beaucoup moins. D’où peut-être une certaine revalorisation des images.
Entrée (Porte d’). Travailler pour la télévision peut être, dans certains cas, un passeport, un « Sésame ouvre-toi » (c’est la voix du pouvoir qui entre). Ce peut être aussi l’inverse : que la voix du pouvoir reste à la porte. Par exemple, l’une des émissions les plus intéressantes de la TV romande ces derniers temps fut le fait d’un groupe féministe italien qui obtint l’autorisation, à partir de son statut à lui, de rendre compte d’un procès de viol. En matériel léger et noir / blanc. La « grande » TV serait-elle entrée dans la salle du tribunal ?
Etalon. L’étalon de l’image TV, c’est la speakerine assise à côté d’un bouquet de fleurs. A partir de là se développe toute l’idéologie techniciste de la « qualité » des images, autre forme de censure.
Etat d’âme. Lorsqu’un auteur d’émissions d’été ou de film est prié de laisser ses états d’âme au vestiaire pour s’effacer derrière la toute puissance du « bon sujet » et servir honnêtement le « téléspectateur moyen », il laisse un vide. Et ce vide, créé par l’absence d’une parole (jugée trop privée et pas assez anonyme pour intéresser le public — voir sous « spectateur ») est aussitôt rempli, non pas par un petit supplément de jouissance accordé au « grand public », mais par tous les signaux émis par le pouvoir.
Evénement. La télévision a de plus en plus de difficultés à « fabriquer de l’événement ». Dans le domaine de l’information, elle le peut encore en essayant de faire un peu fictionner le réel (ex. : tentative de créer une psychose de guerre en ce début d’année à la TV française). Dans le domaine de la fiction, elle n’y arrive plus, à moins que la fiction piétine les plates-bandes du document, de l’événement historique. Pour créer l’événement télévisuel il fallait — rien de moins — aller sur le terrain des camps de la mort nazie (Holocauste : voir aussi sous « mémoire »). Mais « Holocauste » ne fut jamais autre chose qu’un événement télévisuel, et à aucun titre et à aucun moment un événement historique, comme on a voulu nous le faire croire.
Farine. Les quotidiens genevois publient en fin de semaine une rubrique de programmes TV intitulée : « De la TV pour six jours ». Un peu comme en un temps de disette où, pour rassurer les gens, on leur dirait : « Il reste de la farine pour six jours ».
Fiction. A la télévision, la fiction « fictionne » mal. L’image électronique, privée des pouvoirs de la fascination, du mythe, a de ce fait tendance à gommer la frontière qui sépare la fiction du documentaire, et pour faire une image, « le mensonge » de la « vérité ». C’est pourquoi le documentaire est beaucoup plus fort que la fiction à la télévision. Mais dans la mesure où la fiction perd beaucoup de ses pouvoirs, ce qui remonte à la surface c’est, sous une forme diluée, des bribes d’information qui sont, au cinéma, dissoutes dans la texture fictionnelle. C’est pourquoi il arrive aux personnes dont le niveau culturel est faible de mélanger la fiction et le documentaire, de prendre les « informations » reçues dans la fiction pour argent comptant et de phantasmer à l’écoute des informations. Et comme la voix qui sort de la petite boite c’est « Eux », « Ils », le Pouvoir, celui qui dit la vérité et n’a pas le droit de se tromper, on voit où l’amalgame peut mener. Ce caractère informatif de la fiction signifie également une sorte de vision « rétro » du monde, dépassée, dans la mesure où le public TV se nourrit essentiellement de fictions qui proviennent du cinéma et que celles-ci sont programmées avec pas mal d’années de retard sur l’époque de leur production.
Garanties. Les télé-films aujourd’hui coûtent aussi cher, sinon même davantage, que les films de cinéma (dans notre pays). C’est une question de « garanties ». Garantie du scénario, du « bon sujet » qui va entrainer un tournage « classique », avec une grosse équipe (garantie de l’emploi) qui garantit la « qualité » technique. Garantie des moyens mis en œuvre, se substituant à l’idée et au travail. Garanties contre cette folie qu’est, quelque part, la création cinématographique.
Godard (Jean-Luc). « A la télévision, si rien ne passe, c’est parce que tout passe. »
Grille. L’ordonnance des programmes, pour des années (!) se nomme avec une justesse affreuse : grille des programmes.
Habitude. On s’habitue. On s’habitue à tout.
Histoires. Histoires, histoires, encore des histoires. Vies vécues par procuration.
Idéologie. Voir partout ailleurs.
Imaginaire. « … Il faudrait parler de la lumière froide de la télévision, pourquoi elle est inoffensive pour l’imagination (y compris celle des enfants) pour la raison qu’elle ne véhicule plus aucun imaginaire, et ceci pour la simple raison que ce n’est plus une image. L’opposer au cinéma doué encore (mais de moins en moins parce que de plus en plus contaminé par la télé) d’un intense imaginaire, parce que le cinéma est une image. C’est à dire pas seulement un écran et une forme visuelle, mais un mythe, une chose qui tient encore du double, du phantasme, du miroir, du rêve. Rien de tout cela dans l’image télé, qui ne suggère rien, qui magnétise, qui n’est, elle, qu’un écran, même pas : un terminal miniaturisé qui, en fait, se trouve immédiatement dans votre tête – c’est vous l’écran, et la télé vous regarde – en transistorise tous les neurones et passe comme une bande magnétique. Une bande, pas une image. » (Jean Baudrillard, « Cahiers du Cinéma »)
Information. La télévision a essayé – en vain – de s’inventer un langage, et des formes. Tout cela a été très vite complètement abandonné dès qu’on eut compris que la télévision n’a rien à voir avec les formes mais avec les signes – et avec du contenu. La télévision ne joue que sur le plan de l’information sur elle-même et, au deuxième degré, elle renvoie à du socio-politique. Rien d’autre. D’où l’obsession, dans les TV, du sujet, de ce dont ça parle, et jamais du comment ça parle. L’information déborde de partout à la télévision, solidement tenue en mains par l’idéologie dominante. Elle est omniprésente : dans les feuilletons, les spots publicitaires, les informations, les téléfilms. A un député radical qui se plaignait un jour à moi de la trop grande influence de la gauche dans les débats politiques, je répondis que lui et les siens possédaient déjà 95% du temps global d’antenne. En voulaient-ils 100% ?
Investissement. « …Tout ce qui est investi par le spectateur dans l’image, avec le regard, le cerveau, le corps aussi, n’est pas investi ailleurs, c’est-à-dire dans les rapports sociaux sans images, dans la communication. » (S. Toubiana, « Cahiers du Cinéma »)
Liberté. La liberté à la télévision, celle du téléspectateur, c’est simplement de fermer le poste. Misère.
Mandat. Qui a donné mandat, un beau jour, à l’Etat d' »éduquer, informer, divertir » (statuts SSR) le peuple à travers cette énorme « école dominante » qu’est la télévision ? En tant que citoyen, je n’ai pas le souvenir d’avoir été consulté.
Mémoire. La mémoire est le lieu central, la base, de tout travail créateur. Le processus de la télévision, où tout finit par se ressembler dans une chaîne uniforme et sans fin pour en fin de compte s’annuler, c’est la liquidation de la mémoire. C’est l’oubli. Rien de mieux que de mettre en feuilleton-télé les grands événements historiques pour les expulser de la mémoire humaine. (Meilleur exemple : Holocauste)
Message. « Le message, c’est le medium. » MacLuhan avait compris très tôt le mécanisme profond de la télévision. Ce qui signifie que le message réel transmis par la télévision n’est pas le contenu de telle ou telle émission, mais le phénomène « télévision » en lui-même, en ce sens qu’il transforme les habitudes sociales, les modes de perception et de relations, qu’il impose une vision standard et homogène des choses à travers un langage complètement codifié qui neutralise tous les contenus et les transforme en signes qui ne renvoient qu’à eux-mêmes. Il n’y a pas, ou très peu, de renvoi, de feed-back. Le signe TV s’épuise dans la durée même de son absorption. Citons encore Baudrillard (« La société de consommation », Gallimard) : « … ce qui est reçu, assimilé, consommé, c’est moins tel spectacle que la virtualité de tous les spectacles. » « La vérité des médias de masse est donc celle-ci : ils ont pour fonction de neutraliser le caractère vécu, événementiel du monde, pour substituer un univers multiple de médias homogènes les uns aux autres en tant que tels, signifiant l’un l’autre et renvoyant les uns aux autres. A la limite, ils deviennent le contenu réciproque les uns des autres — et c’est là le message totalitaire d’une société de consommation. » « Ce que véhicule le médium TV, à travers son organisation technique, c’est l’idée (l’idéologie) d’un monde visualisable à merci, découpable à merci et lisible en image. Elle véhicule l’idéologie de la toute puissance d’un système de lecture sur un monde devenu système de signes. Les images de la TV se veulent métalangage d’un monde absent… » « … et c’est la substance du monde morcelée, filtrée, réinterprétée selon ce code (…) que nous consommons. Toute la matière du monde, toute la culture traitée industriellement en produits finis, en matériel de signes, d’où toute valeur événementielle, culturelle ou politique s’est évanouie. »
Olympiades. Quelque part entre Brejnev, Carter et l’Afghanistan il y a la télévision, la mondovision. Si les seuls spectateurs des Jeux Olympiques de Moscou étaient ceux qui seront sur les gradins du stade Lénine, jamais Carter n’aurait pensé à saboter les Jeux, qui n’existent plus que par la télévision, comme du reste le business olympique (contrats exclusifs Coca-Cola, vêtements de sport, etc., tout l’énorme impact publicitaire résultant de l’association Jeux-TV). Ce qu’il fait donc, c’est de punir la masse des téléspectateurs et des commerçants qui s’agitent autour en désignant du doigt le coupable : le Russe. C’est le grand médiateur universel (la TV) qui lui permet de prendre cette position. Peut-être qu’un jour les guerres ne pourront plus se faire s’il n’y a pas de place dans la grille des programmes pour les téléviser.
Paradoxe. La télévision, ou plutôt l’effet-télévision, fonctionne beaucoup sur des paradoxes. Le premier, et le plus considérable, est le retournement de l’information en fiction. On a déjà vu (voir sous « information ») comment la fiction prend un caractère informatif à la télévision. Mais l’effet global, final, l’effet de masse est constitué par un changement qualitatif qui ressemble à un processus chimique : au moment où le trop-plein survient – et il survient très vite – toute l’information se change en fiction. Le véritable statut de la fiction à la télévision, il est là, dans ce retournement, qui aboutit à une sorte de mise en fiction du monde. A un monde fictif.
Patron. Il est faux de dire que les patrons de la télévision ce sont les patrons, les banques, le capitalisme, les partis politiques, ou que sais-je encore. Le patron de la télévision c’est le consensus global qui contient tout le peuple, dont la télévision suit les goûts et les idées plutôt qu’elle ne les précède. Ainsi, à travers un refus quasi total de penser les images et les sons, on aurait une expression moyenne, plutôt démocratique au sortir de la petite boîte. Le pouvoir est donc fait ici d’une sorte de circulation, en cercle vicieux, qui dissout les responsabilités de l’aliénation dans un magma où tout le monde se retrouve. La télévision est une sorte de fraternité nationale. Si l’on était sophiste, on dirait que c’est peut-être le début de la dictature du prolétariat.
Phases. Il y a eu trois phases dans le développement de la télévision, et trois façons de la regarder. La première, c’était une époque de créativité, de travail et d’un peu de croyance. La seconde, c’était la découverte de ce qu’est vraiment la télévision, accompagnée d’une boulimie perverse et d’une jouissance au troisième degré, jusqu’à connaissance – et rapide épuisement de cette connaissance – des codes et des signes. La troisième c’est maintenant : le meuble, avec un peu de football et quelques films anciens tard le soir.
Politiciens. Les politiciens suisses sont assez malins : ils ne se montrent pas trop à la télévision. C’est probablement un vieux fond de méfiance paysanne qui leur dicte cette conduite. En France, la politique-spectacle a fini par totalement ruiner toute la crédibilité que pouvaient avoir les hommes politiques, et pour finir la politique elle-même.
Pourcentage. Lorsqu’on débâtait, dans les années soixante, du bon usage de la loi sur le cinéma, certains milieux s’inquiétaient de voir bientôt naître ce qu’ils appelaient de « l’art officiel », du « cinéma d’État ». Personne, aujourd’hui, ne s’inquiète de voir que le 90% des images vues par les citoyens sont des images d’État, celles de la télévision.
Prix. Les télévisions sont d’énormes machines qui coûtent très cher. Le rapport prix-produit y est plus équilibré. Si le même rapport était appliqué, par exemple, au commerce des légumes, le kilo de pommes de terre coûterait autour des cent francs.
Publicité. Le fonctionnement des spots publicitaires est double : simplement commercial mais (faire vendre) aussi puissamment idéologique (vendre tout d’un style de vie, tout un comportement adéquat à la vente). En toute logique marchande, les publicitaires demandent, et obtiennent bien entendu, les heures d’écoute les plus fortes. Ils en demanderont davantage par la suite et les obtiendront. Ainsi, mélangé aux heures consacrées à l’information se tisse un réseau de propagande lourdement marqué par l’idéologie. En toute logique démocratique, il faudrait donner le même temps d’antenne à « l’idéologie dominée » qui pourrait demander, par exemple, d’occuper ce temps par le silence, ou par des images très simples, si possible fixes mais en tous cas muettes.
Question. Pourquoi ne pas prendre, pour délivrer les informations, la même voix que prennent les speakers de la publicité, voix enjouée, enjôleuse, sexy, feutrée comme celle d’une hôtesse d’aéroport ? Ce pouvoir supplémentaire qui passe par la voix des publicistes, d’où vient-il ?
Reflet. Installée dans sa phase finale et définitive et produite par une lourde machine bureaucratisée, la télévision (dans tous les pays) a de plus en plus de peine à créer sa propre matière originale. Les créations TV sont aujourd’hui beaucoup moins bonnes que dans le passé. Les conditions « morales » de la création se sont passablement dégradées. D’où les emprunts à d’autres champs de l’activité créatrice pour faire de l’événement TV, que ce soit le match de football ou la Scala de Milan. De plus en plus, la télévision reflète, emprunte, détourne, pompe. Les mauvaises langues diraient qu’elle vole, ou qu’elle pille. Ou qu’elle tue. A travers son monopole, elle a entamé un processus de dépossession. « Ainsi, la chanson n’est plus réellement populaire depuis que les média fournissent d’elle les modèles sous forme de tubes et de hit-parades. La radio et la télé chantent pour nous, c’est-à-dire à notre place. » (Pierre Baudry, « Cahiers du Cinéma »). Il y a mieux encore : les fabricants de disques pop, disco ou rock font eux-mêmes des vidéo-cassettes, à caractère nettement publicitaires, que la TV reprend sans autre, trop contente de ne pas avoir à les faire elle-même. Dans tous les domaines du spectacle, la TV se contente de plus en plus du discours publicitaire mis en place par les agents, attachés de presse et autres vendeurs. Plus la télévision devient « grosse », plus elle développe de la mauvaise graisse et plus elle donne un sentiment d’impuissance.
Règles (du jeu). Le spectateur de la télévision a un statut qui paraît tout puissant (voir sous « patron ») mais, en même temps, son pouvoir est pratiquement annulé par la règle du jeu, qui est celle des média (voir sous « message »).
Réduction. La télévision est essentiellement un phénomène réducteur.
Regard. La direction du regard à la télévision est affaire de spécialistes. Il n’y a que deux catégories de personnes qui savent qu’elles doivent regarder dans l’objectif, pour s’adresser directement au téléspectateur (ce en quoi elles se trompent complètement : il n’y a pas la moindre communication entre ce regard et moi, qui regarde ce regard). La première est formée par les gens de la télévision, journalistes, présentateurs, speakerines. La seconde par des hommes politiques, qui répondent à une question d’un journaliste présent à leur côté en se tournant vers l’objectif de la caméra (comme on le leur a appris, à tort) pour s’adresser aux électeurs. Ce qui ne manque pas de produire une gêne, car c’est en même temps l’expression d’une grande grossièreté vis-à-vis du journaliste qui a posé la question et qu’on abandonne ensuite à son sort, qui est celui d’un simple faire-valoir. Et quand la speakerine me regarde et me dit : c’est maintenant l’heure de votre feuilleton (donc de mon feuilleton à moi) je me sens diminué dans mon fauteuil et je juge que le sourire préfabriqué qui accompagne cette adresse est quasiment obscène.
Rentabilité. J’ignore pourquoi la télévision se préoccupe à ce point de la rentabilité de ses programmes. Pourquoi elle conçoit sa tranche horaire de vingt heures trente comme devant nécessairement être le créneau « grand public » (c’est-à-dire le plus petit dénominateur commun culturel). Elle fait ici le même type de calcul qu’un directeur de cinéma dont l’entreprise est destinée à faire du profit. Où est le profit de la télévision ? Ni économique, ni culturel dans ce cas. Alors ? Dans quelle réglementation figure cette obligation de flatter les goûts d’une « majorité » aux dépends des autres ? A la TV romande, ces derniers temps, on est descendu à des profondeurs abyssales au nom de cette politique.
Santé. La télévision donne faim à qui la regarde longtemps, ce qui peut paraître curieux à première vue mais peut facilement se démontrer physiologiquement. Qui bouffe se met aussi à boire. Une soirée entière devant la TV pousse à la consommation excessive de boissons alcooliques. Ce qui n’est pas bon pour la santé.
Simulacre. La télévision est le lieu du simulacre.
Solitude. Non seulement il n’y a pas de réponse à la prise de parole de la télévision, mais encore elle prive les gens de la communication qu’ils peuvent avoir entre eux : on ne se parle plus quand le poste marche. D’un côté, elle produit une fantastique uniformisation du corps social, de l’autre elle l’atomise. Ainsi, plus on se ressemble et plus on est solitaire.
Son. A la télévision, tout le message passe par le son. Les images, par leur trop-plein et leur saturation, y sont terriblement dévaluées dans leur impact possible. En plus, par la paresse de ceux qui les font et la stricte censure exercée sur les signes, elles finissent par se ressembler toutes, par être « prises » dans la même pâte. Ainsi, on est pas vraiment rivé aux images, on les regarde parce qu’elles sont là mais, ce qui circule, c’est le son. C’est pourquoi l’ennemi numéro un de la télévision c’est le silence, le trou. Une panne d’image survient-elle, on met un carton et de la musique. Mais une panne de son crée un sentiment de panique. La télévision est donc une sorte de radio, mais une radio où il faut être ici, et pas ailleurs. Une grande partie du conditionnement de la télévision passe par cet ici, un fauteuil dans le salon familial. Mais qui dit son dit essentiellement parole, mots. La télévision est un fleuve de mots plus que d’images. Peur du silence, fleuve de mots : écoutez l’intolérable babil des reporters de matches de football, qui supplante le son, qui pourrait être très beau, des joueurs sur le terrain et du public. L’imaginaire des images n’existant plus à la télévision, celui du son le remplace. Et il est tout entier constitué de mots. Lorsque vous avez vu un film au cinéma, c’est le récit ou les images qui trottent dans votre tête. Après une soirée de TV, vous vous surprenez à répondre à une interview imaginaire.
Spectateur. Le spectateur, les spectateurs : ça n’existe pas. C’est une entité complètement arbitraire et démagogique, massive, et qui flaire bon une conception politique du public. Le public, ça n’existe pas. C’est à la fois tout le monde et personne. Il faut dire : un spectateur. Lui, individu, concitoyen, frère (qui sait) et ensuite un plus un plus un plus un, séparément, ce qui donne enfin le seul public possible : des (pas les) spectateurs.
Sport. Tout le monde s’accorde pour dire que ce qui « passe » le mieux, à la télévision, c’est le sport. Il y a à cela deux raisons évidentes. La première, c’est que le sport n’a pas de contenu (il en a un, bien entendu, mais seulement au deuxième degré, son petit côté « opium du peuple » et l’extraordinaire futilité des discours sur le sport). Mais sur le moment, pendant le geste sportif immédiat, il n’y a pas de contenu. La deuxième raison, c’est qu’il a une forme, un déjà-là, que même les plus mauvaises réalisations n’arrivent pas à masquer. Un coureur qui va du point A au point B, c’est une forme presque définitive. Pas de contenu et une forme bien donnée font que la télévision est moins soumise ici à la censure des codes du langage sur laquelle elle bute constamment lorsqu’elle doit dégager du contenu et fabriquer des formes.
Téléspectateur. On dit : « As-tu pensé, mon vieux, au téléspectateur moyen ? » C’est qui, celui-là ? « C’est le type qui bosse toute la journée, qui n’aime pas trop ça et qui le soir, fatigué, s’assied dans son fauteuil et veut qu’on le divertisse. » L’Etat (la TV) s’est chargé de ce devoir-là, et le discours qu’il produit à travers le divertissement est la plupart du temps le même (taillé dans le même tissu idéologique) que celui de la journée de travail.
Tonalité. Tous ceux qui parlent à la télévision ont ou s’efforcent d’adopter le ton de la moyenne bourgeoisie. Et son vocabulaire.
Troubles (de la vue). Un jour, assistant (dans un stade) à un match de football, je m’étonnai, l’espace d’une fraction de seconde mais en toute sincérité, que le but qui venait d’être marqué par l’une des équipes ne soit pas aussitôt rejoué au ralenti par les joueurs.
Utopie. La télévision s’est aujourd’hui substituée à tout un secteur du cinéma, celui qui produisait les petits films de série B. A la place des sinistres feuilletons, on rêve de pouvoir refaire pour la TV des petits films policiers, vite faits, pas chers, violents, en noir / blanc, dans un système où on travaillerait tout le temps. On rêve, quoi…
Valeur. « … notre remarque rejoint la thèse de Baudrillard : cette rentabilisation par l’écoute, sans doute est-elle sollicitée par le médium lui-même, qui propose à son spectateur l’appropriation d’une valeur imaginaire du discours. Cependant, tandis qu’au cinéma, par exemple, on paie son billet pour deux heures de spectacle, et quitter la salle en cours de projection, c’est bien perdre quelque chose, par contre, qu’on écoute la télé ou pas, c’est, comme on dit, le même prix. Aussi la parole TV est-elle démonétisée, dévaluée, déchue (la reconnaissance de cette déchéance s’affiche par la désinvolture fréquente des téléspectateurs : on circule, on parle d’autre chose…). Autrement dit, on peut supposer que cette thèse fonctionne aussi dans l’autre sens ; il n’y a pas de perte à ne pas écouter la TV. En même temps que le discours TV est véhicule imaginaire de valeur, et même devient de la valeur, en même temps cette valeur « tombe« . (Pierre Baudry, « Cahiers du Cinéma »)
Vidéo. Il y a toujours eu un « complot » contre la communication. Et plus particulièrement contre l’image. Et encore plus contre la vidéo, séquestrée par le monopole des télévisions et dans un deuxième temps étouffée dans toutes ses virtualités. A peine le petit Sony noir / blanc devenait-il praticable par un peu tout le monde que la TV décrétait l’obligation de la couleur et fixait des normes techniques impératives qui nécessitent aujourd’hui un équipement et des équipes techniques plus lourds que dans le cinéma 35 mm. Qu’a donc fait la TV de l’extraordinaire potentiel de la vidéo ? De sa légèreté, de sa maniabilité, de ses infinies possibilités de trucage ? Tout ce qui se fait d’intéressant en vidéo se fait aujourd’hui en dehors des télévisions (Armand Gatti, Godard, etc.), et lorsque la télévision fabrique de grandes soirées-prestige en vidéo dans un grand studio, on se croirait dans une pâtisserie-confiserie. Par ailleurs, nos sociétés se devaient bien d’utiliser la vidéo essentiellement comme moyen de surveillance (flicage des magasins et des carrefours) ou maintenant pour vendre de la pornographie (les vidéo-cassettes, ça arrive, ça arrive… )
Voix. On l’a vu (voir sous « son » et sous « bouche ») la télévision est un médium de la parole, de la voix, voix in ou voix off. La voix off, omniprésente dans les documentaires et les reportages, signifie bien (pour la télévision) que les images sont suffisantes, qu’elles ne disent pas tout, ou même, et souvent, qu’elles ne disent rien du tout et qu’on peut leur faire dire ce qu’on veut. Anecdote : faisant un jour un reportage pour la TV romande, le journaliste qui travaillait avec moi me dit : « Je rentre à l’hôtel pour écrire mon texte, fais-moi quelques images pour qu’entre deux interviews, je puisse le placer. » Quelles images ? « Peu importe, ce que tu trouveras. Des images. » « La voix off est une opération de double greffage : greffer un son plus fort sur d’autres sons, et sur des images, de telle sorte que le premier devienne le son témoin, l’équivalent général, celui qui dote les autres d’une valeur, d’un signe plus ou d’un signe moins. Se met en place une hiérarchie des sons, des voix qui s’alignent ainsi dans un appareil de parole chargé d’interpeller l’écoute du spectateur, de capter sa conscience voyante. Autre greffe : le discours off rencontre le cinéma comme pratique mimétique et lui offre une scène pour parler. Et un discours off qui prend le pouvoir dans un film a toutes les chances de s’être fait refuser tout pouvoir dans le réel. Le pouvoir qu’il prend dans un film (au regard du spectateur) est en droit de se croire porté sur les rails du pouvoir tout court, puisqu’il n’a pas été barré à la représentation. » (Serge Toubiana, « Cahiers du Cinéma »)
Yeux (voir avec ses). L’idéologie du visuel, qui confine dans nos sociétés à une sorte d’hystérie voyeuriste, est devenue telle qu’on ne croit plus que ce qu’on voit. Il est ainsi presque aussi grave pour un pays qui commet un acte de violence d’en retenir, d’en cacher les images que de commettre cet acte lui-même. Mine déconfite du speaker des informations françaises au début de l’affaire de l’Afghanistan : il s’excusait de ne pas avoir de bonnes images à nous montrer, et il fallait le croire sur parole. La preuve arriva quelques jours plus tard, sous forme d’images de soldats russes dans Kaboul. On respirait.
Zèbre (c’est la fin de l’alphabet, c’est pour conclure). A partir de là, que peut-on faire ? Adopter une attitude un peu distante n’est sûrement pas suffisant. Faire de l’entrisme ? Ca serait absurde, vu la solidité des structures mises en place. Voir en tous cas que la machine est lourde et que ses liens avec le pouvoir lui confèrent une sorte de « potentiel de négativité » difficilement contournable. Mais en allant y regarder d’un peu plus près (ce qu’on a tenté brièvement de faire dans les pages précédentes), on voit aussi qu’elle a peut-être encore une demande à nous faire, et que quelque part on peut y répondre, mais en imposant (quand c’est possible) nos termes à nous. Mis à part des circonstances très précises (socio-politiques) et rares, je pense qu’il est inutile de vouloir à n’importe quel prix tenter de glisser dans le discours TV son « petit message », aussi humaniste soit-il. Il sera absorbé dans la logorrhée générale et s’y dissoudra. Alors ? Coproduire des films cinéma avec la TV ? Sûrement, si les images tranchent sur le naturalisme habituel et apportent un peu de « coupant » à la télévision tout en constituant un appui financier au cinéma. Mais ce qui me paraît le plus intéressant en fin de compte, c’est de réaliser que les images à faire à la télévision ne doivent pas s’adresser directement au spectateur, mais au médium lui-même, puisque le message c’est le médium.
La télévision fonctionne par le continu, l’infini de son discours, par son caractère massif et toujours égal, quel que soit la nature de l’émission. Et également par le côté complètement « gelé », figé, de sa mise en scène, de sa mise en grille, de sa technique. C’est pourquoi les temps les plus surprenants – et les plus intéressants, ou les plus drôles – c’est quand la machine déraille, trébuche sur un incident de parcours. C’est la speakerine qui bafouille, le regard étonné puis inquiet du présentateur devant le film qui ne démarre pas, un invité qui ne joue pas le jeu de la politesse ou qui carrément se saoule et est évacué ivre-mort du plateau (Bukowski – l’écrivain américain – à la TV française). On comprend dès lors, parce que par ailleurs elle est si compacte, que l’image TV est en fait d’une extrême fragilité et qu’un rien la perturbe. C’est pourquoi les images à faire doivent tenir leur discours à la télévision elle-même (à la petite boîte) plutôt qu’au spectateur. Elles doivent faire que quand elles apparaissent sur l’écran, elles constituent une interrogation de la télévision sur elle-même, en venant s’infiltrer dans le tissu télévisuel ectoplasmique pour le faire vibrer. On pense ici bien évidemment aux spots que Bob Wilson produisit pour la télévision.
On pourrait donc imaginer que les cinéastes produisent une énorme quantité (365 par année) de petits films très courts (au maximum 3 minutes) qui traiteraient de n’importe quel sujet, prendraient aussi en charge le silence, n’auraient ni titre, ni générique, ni nom d’auteur et ne seraient en aucun cas annoncés au programme, mais seraient diffusés aux plus fortes heures d’écoute. Ceci est une proposition concrète. La TV, de la sorte, se permettrait enfin des lapsus. Et on verrait voler des petits ballons d’oxygène.
(Alain Tanner 1980, Zurich, Cinéma 80/1 – Sources : « Alain Tanner-John Berger », Tome 23, Coll. Théâtres au Cinéma, Bobigny 2011)